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Sur de bons rails ? Le chemin tortueux de la paix en Colombie / 01

Dernière mise à jour : 29 nov. 2021



Cinq ans après la signature de l’Accord de Paix entre l’État colombien et la guérilla des FARC, censé mettre fin à un conflit armé de 50 ans particulièrement meurtrier, où en est-on ? En 14 étapes (à suivre sur les humanités jusqu'au 8 décembre), une passionnante enquête au long cours, menée par la plateforme d’information Verdad Abierta, dévoile les arcanes de la mise en application de cet accord historique, entre avancées et blocages. Premier épisode : "le silence des armes a été de courte durée".


« Sí se pudo » (Oui, nous l’avons fait).

Après quatre ans d’intenses négociations, le 23 juin 2016 à La Havane, Timoleón Jiménez alias «Timochenko», le dernier commandant en chef de la guérilla des FARC (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie), et Juan Manuel Santos, alors président de la Colombie, finalisent en présence du président cubain Raúl Castro et de Ban Ki-moon, secrétaire général des Nations unies, un accord censé mettre un terme à un conflit armé qui a fait, en 50 ans, 260.000 morts, près de 100.000 disparus et plus de 6 millions de personnes déplacées.

C’est « la plus grande catastrophe humanitaire de l’hémisphère occidental », selon les Nations unies : 9,2 millions de Colombiens (sur un pays qui compte 51 millions d’habitants) ont été touchés par la guerre. « Qu'il s'agisse de paysans, d'indigènes ou d'Afro-descendants vivant à leur propre compte dans les zones rurales difficiles du pays, d'étudiants, de syndicalistes, de politiciens ou d'hommes d'affaires dans les villes, tous ont souffert d'une manière ou d'une autre du conflit armé ; certains de manière plus grave que d'autres, mais tous ont souffert de la "cécité" produite par le mélange des armes et des intérêts politiques et économiques », écrit la plateforme d’information Verdad abierta.

Le président colombien Juan Manuel Santos et Rodrigo Londoño, représentant des FARC,

en présence du président cubain Raúl Castro, tiennent dans leurs mains l'Accord de Paix

entre le gouvernement colombien et les FARC lors de la cérémonie à La Havane le 23 juin 2016.


Trois mois après la rencontre de La Havane, le 26 septembre 2016, à Carthagène, Timoleón Jiménez et Juan Manuel Santos se retrouvent pour signer l’accord final, toujours en en présence de Raúl Castro et de Ban Ki-moon, mais aussi d'une douzaine de dirigeants latino-américains, d'une vingtaine de ministres des affaires étrangères, du roi Juan Carlos d'Espagne et même du secrétaire d'État américain, John Kerry. « La paix en Colombie est la paix du monde », déclarent-ils en chœur. Sur l’esplanade du Centre des Congrès de Carthagène, une foule vêtue de blanc salue cet accord historique.

Las. Le référendum qui doit entériner la signature de cet Accord de Paix, marqué par une faible participation (63% d’abstention), se solde par une courte victoire du NON (50,21 %). L’ex-président Álvaro Uribe et son parti, le Centre Démocratique (qualifié en Colombie de « Centre Démoniaque »), ont mené la charge contre cet accord avec l’ex-guérilla des FARC. L’amnistie promise aux combattants des FARC qui désarmeraient, leur réinsertion dans la société, sont des épouvantails agités par Álvaro Uribe, qui a complaisamment distillé de fausses informations. Uribe, dont le nom revient avec insistance dans nombre d’affaires liées au trafic de cocaïne et à des massacres de civils, a mené une tout autre politique de lutte contre la guérilla « communiste ». Une politique de terreur, curieusement dite de « sécurité démocratique » (2002-2010), avec d’un côté, des commandos militaires (qui n’hésiteront pas, pour gonfler les chiffres, à tuer plus de 10.000 civils, ensuite présentés comme des guérilleros, ce sont les « faux positifs ») ; et de l’autre, soutien et encouragement aux groupes paramilitaires d’extrême-droite (responsables à eux seuls de 80 % des meurtres commis pendant le conflit armé), la plupart mêlés au narcotrafic mais aussi à des grands propriétaires fonciers et à des multinationales qui accaparent des terres indigènes et paysannes.


Une renégociation hâtive et mouvementée de l’Accord de Paix aboutit à sa signature définitive, le 24 novembre 2016 au Teatro Colón à Bogota. Cette fois-ci, pas de référendum. Le procès en illégitimité s’ouvre aussitôt dans le camp uribiste, qui a à sa disposition certains médias très influents pour distiller sa propagande. Et cela paie : Iván Duque, le candidat désigné par Álvaro Uribe, soutenu par les milieux d’affaires colombiens, remporte an août 2018 l’élection présidentielle en Colombie, avec 54% des voix, face au candidat de gauche, Gustavo Petro.


Situation pour le moins paradoxale : Iván Duque, opposé à l’Accord de Paix, se trouve une fois élu chargé de le mettre en œuvre, ou à tout le moins de donner des gages à l’ONU et à la communauté internationale, qui ont soutenu l’accord et apportent pour cela une aide financière conséquente à la Colombie. S’il déclare ne pas vouloir « réduire en miettes » l’accord signé avec les FARC, Iván Duque va tenter d’en limiter voire d’en éliminer certains des points-clé. Tout en promouvant des généraux impliqués dans des exécutions extrajudiciaires, en nommant des personnalités sulfureuses à des postes sensibles, et en stoppant les négociations avec la guérilla dissidente de l’Armée de libération nationale (ELN), Iván Duque va chercher à affaiblir la Juridiction spéciale pour la paix (chargé de traiter des délits commis pendant le conflit armé et de faire droit aux victimes) et diminue de 30 % le budget de la Commission de la vérité et de l’Unité de recherche des personnes disparues. Les autres points de l’Accord de Paix, tout aussi discutés, portent sur la réparation des dommages subis par la communautés indigènes et afro-descendantes, la reconnaissance des violences spécifiques faites aux femmes et aux personnes LGBT, la protection des « leaders sociaux » et la réincorporation dans la vie civile des combattant.e.s des FARC (au 16 août 2017, près de 7 000 hommes, femmes et mineurs des FARC ont effectivement laissé leurs armes), mais aussi un programme de substitution des cultures illicites (pour éradiquer la culture de la coca) et une « réforme rurale intégrale » qui passe notamment par la redistribution de terres aux paysans et communautés. Dans un pays où quelques 8 millions d’hectares ont été spoliés illégalement (14% du territoire), le plus souvent au bénéfice d’entreprises ou de grands propriétaires terriens, ce dernier point est d’autant plus essentiel que le « droit à la terre » fut le motif initial de constitution des FARC, au début des années 1950 après l’assassinat, entre 1945 et 1948, de plus de 15.000 paysans par des groupes armés soutenus par les propriétaires terriens, et le meurtre en 1949 de Jorge Eliécer Gaitán, leader de la gauche colombienne et probable futur président du pays.

D'énormes retards


Cinq ans après la signature de l’Accord de Paix, où en est-on ? La Colombie continue imperturbablement de compter les massacres collectifs (environ 90 rien que cette année), les déplacements forcés (cette année encore environ 75.000 victimes), les assassinats de leaders sociaux (plus de 1.200 depuis la signature de l'Accord) et d'anciens combattants des FARC (environ 300). « L'État colombien, incapable de tenir ses promesses, a laissé les territoires autrefois occupés par la guérilla la plus ancienne et la plus puissante d'Amérique latine à la merci de nouveaux et d'anciens acteurs armés qui se recyclent avec de nouveaux et d'anciens acronymes sur leurs brassards, tous alimentés par les économies illégales qui pullulent sans contrôle », écrit El Espectador. « Ce qui est évident, comme le montrent tous les indicateurs, ce sont les énormes retards dans la réalisation des points du traité qui impliquent de profondes réformes. La redistribution des terres, la substitution des cultures illicites et l'ouverture du système démocratique sont toujours en suspens. »


L’ex-président Santos, signataire de l’Accord, parle aujourd'hui d’un « bilan aigre-doux, mais positif en termes généraux. (…) Les accords de paix ont redonné aux Colombiens un respect pour la vie, un sens de la compassion, qu’ils avaient perdus. Le gouvernement actuel et le président Duque ont certes tenté, sans succès, de faire dérailler les négociations et de faire capoter l’accord. Mais dernièrement, ils déclarent à qui veut les entendre qu’ils le respectent. » Heureusement, complète l’ex-guérillero Rodrigo Londoño, « l’accord est gravé dans le marbre : il a été inscrit dans la Constitution. De plus, il fait l’objet d’une vérification par le Conseil de sécurité de l’ONU. Il a modifié l’ambiance et la dynamique politique du pays, permettant que l’on parle de sujets qui n’avaient jamais été l’objet de débats auparavant : les inégalités sociales, la misère dans les zones rurales… Et il a encouragé la participation citoyenne. »

Le Secrétaire général de l'ONU, António Guterres, rencontre des habitants de Llano Grande,

en Colombie, le 23 novembre dernier.


Alors que la communauté internationale est le principal soutien du processus de paix, le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, en visite en Colombie les 23 et 24 novembre derniers, a affirmé que l'accord de 2016 « a une vocation transformatrice pour s'attaquer aux causes profondes du conflit. Sa mise en œuvre et son succès dans les territoires sont donc cruciaux », a-t-il souligné, ajoutant que « l'accès à la terre est vital pour un processus durable. »

« L’accord de paix colombien peut être un exemple pour le monde entier », ajoute Juan Manuel Santos : « Il est le premier accord à reconnaître les victimes et leurs droits : droit à la vérité, à la réparation, à la justice et à la non-répétition des crimes. Il est considéré par beaucoup comme l’accord le plus ambitieux et le plus intégral qui ait été signé jusqu’ici. »

« Le train de la paix que tant de personnes avaient voulu faire dérailler ou arrêter poursuit sa course », poursuit l’ancien président. « Le train de la paix » : curieuse métaphore, dans un pays qui a démantelé au début du 20eme siècle toute son infrastructure ferroviaire !


Dans un dossier particulièrement fourni, Verdad Abierta (*) réunit de nombreux éléments d’information, avec analyses et témoignages, sur « le chemin tortueux de la mise en œuvre de l’Accord de Paix ». En exclusivité, les humanités publient jusqu'au 8 décembre de très larges extraits de cette passionnante enquête qui permet de comprendre les mécanismes d’un Accord de Paix de cette ampleur, et d’évaluer, point par point, son application plus ou moins défaillante.


Jean-Marc Adolphe


(*) Média en ligne collaboratif, Verdad Abierta promeut un journalisme d’investigation de grande qualité : « nous nous définissons avant tout comme des reporters, c'est-à-dire des chercheurs d'histoires qui cherchent à dévoiler les violations des droits de l'homme et les efforts des communautés pour surmonter leurs conditions d'exclusion et d'inégalité. » L‘objectif principal de Verdad Abierta est « de contribuer à la reconstruction, la préservation et la diffusion de la vérité historique et judiciaire sur le conflit armé colombien et sa transformation actuelle, à travers une pratique journalistique approfondie ». www.verdadabierta.com



ENQUÊTE DE VERDAD ABIERTA


01/ Le silence des armes a été de courte durée.


Grâce au processus de paix, les communautés des régions dominées par les anciennes FARC ont pu vivre en paix pendant un certain temps. Cependant, malgré les promesses de l'après-conflit, de nouveaux groupes armés sont arrivés et la violence est revenue.


« Alors que dans le pays, on parlait de paix et de la mise en œuvre d'accords pour parvenir à la non-répétition de la violence, dans nos territoires, les menaces, les assassinats sélectifs et les massacres sont vite revenus », déplore Juan Manuel Camayo, coordinateur du Réseau de défense de la vie, de l'Association des conseils indigènes du Cauca du Nord, chargé de suivre les violations des droits de l'homme subies par le peuple Nasa.

Entre la fin de l'année 2016 et le début de l'année 2017, les FARC ont déposé les armes conformément à l'Accord de Paix et l'on s'attendait à ce que l'État s'empare, de manière globale, des zones contrôlées pendant des années par l'ancienne guérilla, en y amenant le développement et la sécurité, afin de combler ce vide de pouvoir, d'éviter de nouveaux cycles de violence et de régler les dettes historiques subies par les communautés les plus durement touchées par le conflit armé. Toutefois, pour Michel Forst, alors rapporteur spécial de l'ONU sur la situation des défenseurs des droits de l'homme, dans son rapport sur la situation en Colombie en 2019 : « La démobilisation des FARC n'a pas entraîné la mobilisation et la présence intégrale de l'État dans les zones précédemment sous leur contrôle, ce qui a permis la réorganisation du pouvoir aux mains des groupes armés illégaux et des groupes criminels autour des économies illicites, face à l'inaction et/ou l'absence de l'État. »





« Alors que dans le pays, on parlait de paix, dans nos territoires, les menaces, les assassinats sélectifs et les massacres sont vite revenus ».

Juan Manuel Camayo, de l'Association des conseils indigènes du Cauca du Nord




Les communautés des départements du Nariño, du Cauca, du Chocó, d’Antioquia, de Córdoba, de Bolívar, du Putumayo, de Caquetá, du Meta, du Guaviare, d’Arauca et du Nord de Santander ont pu se reposer du vacarme des détonations de fusils et d'explosifs pendant la phase finale des négociations de paix à Cuba et les premiers mois de mise en œuvre du pacte qui a mis fin à une guerre de plus de 50 ans.

Entre novembre 2012 et août 2016, les délégués du président de l'époque, Juan Manuel Santos (2010-2018), et des anciennes FARC ont négocié un agenda en six points pour établir l'Accord final pour la fin du conflit et la construction d'une paix stable et durable. Pendant cette période, les déplacements forcés, les enfermements, les massacres et les décès de civils dus aux affrontements entre groupes armés ont diminué.


Le seul indicateur qui a augmenté au cours de cette période est celui des menaces, et celles-ci sont liées aux pourparlers : les réunions que les victimes du conflit ont eues avec les négociateurs à La Havane ont déclenché une vague de menaces massives.

Le paradoxe est que, depuis 2017, au moment même où a commencé la mise en œuvre de l'Accord de paix et des politiques dites de post-conflit, les chiffres de la violence ont à nouveau augmenté. Cette fluctuation se reflète dans différents indicateurs consolidés par le Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires.


La désescalade et l'intensification du conflit se reflètent également dans les indicateurs au fil du temps. Pendant les négociations de paix, les affrontements entre les forces de sécurité et le plus grand groupe armé du pays ont diminué, ce qui a eu un effet positif. Après la démobilisation des Autodéfenses Unies de Colombie (paramilitaires) et de la guérilla des FARC, ces affrontements ont augmenté en raison de conflits territoriaux impliquant d'anciens et de nouveaux groupes armés.

Andrés Cajiao, chercheur en dynamique des conflits au de la Fondation Ideas para la Paz (FIP), estime que, depuis que les FARC ont déposé les armes, le pays est passé par trois étapes distinctes.

La première a été la gestation de nouveaux groupes armés. Cette situation est due aux anciens dirigeants des FARC qui ont pris leurs distances avec le processus de paix avant la signature de l'accord, comme Miguel Botache Santilla, alias "Gentil Duarte", qui opère dans les départements de Meta et Guaviare.

L'étape suivante fut celle de la reconfiguration territoriale, qui se produit entre 2018 et 2019, lorsque « d'importantes recrudescences sont observées dans différentes zones du pays, l'expansion de l'ELN (guérilla dissidente) au sud du Chocó et les intentions des Gaitanistas (paramimilitaires) d'occuper le Chocó ».

La dernière étape a eu lieu à partir de fin 2019, avec la résolution de certains conflits : « L'ELN reste dominante à Catatumbo ; l’Arauca s'est stabilisé ; dans le sud du Meta, le Bloc Jorge Briceño demeure, sous le commandement de 'Gentil Duarte' et 'Iván Mordisco' ». Andrés Cajiao souligne toutefois que des affrontements intenses persistent dans le Nariño, le Chocó, le Cauca, le Bolívar et au sud du Cauca.


Le Clan du Golfe, encore surnommé Autodéfenses Gaitanistes de Colombie, est une milice narco-paramilitaire

qui tente d'occuper les territoires abandonnées par les ex-FARC.


Un nouveau scénario


À la suite des démobilisations des Autodéfenses unies de Colombie (AUC) et des guérillas des FARC, qui ont eu lieu respectivement entre 2003 et 2006, et entre 2016 et 2017, la dynamique du conflit armé en Colombie a considérablement changé. On est passé d'un conflit avec de grandes structures armées, avec une forte hiérarchie verticale et une portée nationale, à plusieurs groupes ayant une portée locale et régionale.


L’Institut d'études sur le développement et la paix (Indepaz) a publié, le 4 octobre dernier, un rapport sur les foyers du conflit en Colombie, qui documente les groupes armés actuels et leurs actions. Parmi eux, 22 structures de groupes apparus après la démobilisation des AUC et qualifiés de narco-paramilitaires, 30 structures post-démobilisation des FARC et huit fronts de guerre de la guérilla de l'ELN. Cette enquête indique qu'en 2020, les groupes néo-paramilitaires étaient actifs dans 291 municipalités, les FARC réarmées et dissidentes dans 123 d’entre elles, et l'ELN dans 211.

Le rapport d’Indepaz indique que « ces foyers territoriaux ne sont pas de nouvelles scènes de conflit, mais qu'en leur sein, la dynamique a été transformée par la reconfiguration armée et, avec elle, les niveaux de violence ou les interconnexions entre eux ». Le président d’Indepaz, Camilo González Posso, souligne que la situation actuelle est le produit des difficultés de la transition vers l'après-conflit : « La signature de l'Accord de Paix n’a pas résolu les problèmes structurels de disputes de territoires et de pouvoir. Les armes sont réapparues pour permettre à certains de s'enrichir et de conserver le pouvoir. Ces litiges, très forts, continuent d'avoir un impact sur 300 municipalités du pays ».


La dynamique du conflit armé en Colombie a considérablement changé. « Au sein de ces conflits », note Kyle Johnson, chercheur à la Fondation Conflict Responses, « il y a une dégradation en termes de types de violence contre les communautés civiles, qui sont plus durs que ceux qui existaient avant la négociation de paix avec les FARC. C'est pourquoi il y a une augmentation des séquestrations et des assassinats. » Il attribue pour une large part cette dégradation à la jeunesse et au manque de formation des personnes qui dirigent les groupes armés illégaux : « Les principaux acteurs sont plus jeunes qu'ils ne l'étaient avec les FARC et l'ELN il y a 15 ans. Ils ont grandi dans un contexte très différent, et ils n'ont pas les racines de la lutte paysanne [qui était le substrat initial des FARC – NdR] ».


Pour Juan Manuel Camayo, de l'Association des conseils indigènes du Cauca du Nord, l'après-conflit a été beaucoup plus grave que le conflit armé : « L'accord de paix a eu pour effet de diviser les structures armées et maintenant nous ne savons pas à qui parler des questions humanitaires. Il n'y a aucun moyen de dialoguer et ils ne respectent pas les communautés ou leurs autorités.» Les faits confirment malheureusement cette affirmation. Dans le nord du Cauca, la décision des réserves indigènes d'exercer leur droit à l'autonomie territoriale et à l'auto-gouvernement, leur opposition à la présence de groupes armés et aux exploitations illégales, ont coûté la vie à des dizaines de membres de la Garde indigène et des autorités ancestrales.


Cinq ans après la signature de l'accord de paix, les communautés qui ont le plus souffert de la guerre sont désespérées. C'est l'avis de C'est l'avis de Richard Moreno, membre du Forum de solidarité interethnique du Chocó, un espace dans lequel les communautés noires et indigènes promeuvent un accord humanitaire pour cette région, qui souffre de déplacements forcés et de confinements constants en raison des affrontements entre les AGC (paramilitaires), l'ELN (guérilla dissidente) et les forces publiques : « La signature de l'Accord a généré des niveaux de tranquillité que nous n'avions pas eus, mais cela a duré environ un ou deux ans. Nous pensons que le gouvernement national n'a volontairement pas exercé de contrôle, avec des investissements sociaux, sur les territoires laissés par les FARC et a permis le recyclage et la reconfiguration des acteurs armés, les mêmes qui étaient déjà là et d'autres qui sont arrivés. Aujourd'hui, nous continuons avec la même absence et le même déni de l'État, la même apathie des gouvernements locaux et les communautés continuent de subir les pires conséquences. »


Et les autorités ?


Au milieu de la spirale de violence actuelle, dans laquelle les assassinats de dirigeants sociaux et d'anciens combattants des FARC en cours de réincorporation, les massacres, les déplacements forcés et les séquestrations augmentent d'année en année, le ministère de la Défense réfute les critiques formulées par différents secteurs sociaux.

Le ministère de la Défense indique qu'afin de consolider et de protéger les régions où se trouvaient les anciennes FARC, la police nationale a réalisé 866 opérations entre le 24 novembre 2016 et le 30 septembre dernier. En outre, elle a mis en œuvre le plan stratégique de stabilisation et de consolidation baptisé « Victoria », le plan de guerre « Victoria Plus » et l'actuel plan de guerre « Bicentenaire des Héros de la liberté ».

Le ministère avance également des chiffres en termes de saisies de drogue, de destruction de laboratoires de transformation de stupéfiants, d'éradication d'hectares cultivés en coca et de captures liées à l'exploitation minière illégale, qui sont les deux principales sources de financement des groupes criminels.

D'autre part, les autorités soulignent que les opérations des forces de sécurité ont permis de capturer, tuer ou démobiliser 27.281 membres de l'Eln, du "Clan du Golfe" (Autodéfenes Gaitanistes de Colombie), et d’autres groupes armés illégaux. Au cours des cinq dernières années, 358 membres des forces armées et de la police nationale ont été blessés et 98 ont été tués.


Si les forces de sécurité de l'État ont agi de manière cohérente dans la période dite "post-conflit", comme le montrent ces chiffres, pourquoi la violence explose-t-elle dans certaines régions ?

Andrés Cajiao, de la Fondation Ideas par la Paz, affirme que le rôle des forces de sécurité a réussi à empêcher le renforcement de certains dissidents des FARC, comme dans le sud du Tolima, mais ses actions ont également généré un désordre criminel : « En s'attaquant aux grands leaders, les groupes se fragmentent et de nouveaux scénarios de violence sont générés ». Il ajoute : « En général, l'État a été réactif. Il éteint les grands incendies lorsque la violence et les homicides augmentent de façon spectaculaire, en déployant davantage de force. Les forces de sécurité ont mis du temps à s'adapter à la nouvelle logique de confrontation, où il n'y a plus de confrontations directes et où les groupes tentent d'être moins visibles. »

« Les groupes armés ont désormais une plus grande capacité à se recomposer », soutient Andrés Cajiao, et affirme qu'« ils ne sont plus ces structures extrêmement hiérarchiques, dans lesquelles l'élimination d'un leader implique un changement structurel fort ou difficile à remplacer. Ils sont de plus en plus dynamiques et horizontaux ».


« L'Accord de Paix ne peut être mis en œuvre au coup par coup, car il est global »


« Pourquoi vivons-nous des temps violents malgré le processus de paix ? », demande Jorge Restrepo, professeur d’université et directeur du Centre de ressources pour l'analyse des conflits. « Parce que la fin du conflit avec les FARC n'a fait que servir que les intérêts des groupes du crime organisé. En fin de compte, l'absence de politiques contre le crime organisé lui a permis de se réinventer et de s’étendre. Ce processus de réorganisation s'est avéré particulièrement violent. »

La mise en œuvre complète de l'accord de paix est une demande de différents secteurs sociaux, qui estiment que si la réforme rurale intégrale, le programme national de substitution des cultures (PNIS), la commission nationale des garanties de sécurité, entre autres mesures, progressaient au bon rythme, les perspectives seraient complètement différentes. « Chaque point qui n'a pas été mis en œuvre, ou qui l'a été au compte-gouttes, a facilité le recyclage de la violence », déclare le président d’Indepaz. « L'Accord de Paix ne peut être mis en œuvre au coup par coup, car il est global. Le point qui concerne les garanties de sécurité a échoué, puisque plus de 290 ex-combattants ont été assassinés, mais on peut également dire que le PNIS n'a pas été mis en œuvre au cours des six premiers mois, alors qu'il était essentiel pour retirer le pouvoir aux mafias. »





« La signature de l’Accord de Paix a généré beaucoup d'attentes et beaucoup de désir. (…) Avec le président actuel, l'Accord est déchiré en lambeaux.»

Ana Deida Secué, leadere indigène du peuple Nasa




En fin de compte, comme ce fut le cas au plus fort du conflit armé, ce sont les habitants des campagnes, des réserves indigènes et les conseils des communautés noires qui en supportent les conséquences. Une fois de plus, ils sont à la merci de ceux qui s'installent sur leurs terres avec des armes en bandoulière. « Le processus de paix a été un échec pour ceux d'entre nous qui ont souffert du conflit armé. Cela n’a pas permis de réaliser la vision et les désirs des communautés : ne plus entendre de coups de feu, vivre en paix avec leurs familles et avoir des rêves paisibles. Aujourd'hui, cette tranquillité d'esprit ne se reflète pas. Les parents pleurent le recrutement de leurs enfants et subissent des menaces pour avoir tenté de les sauver des groupes armés », reproche avec beaucoup d'émotion le leader indigène Juan Manuel Camayo depuis les montagnes du Cauca, où les fusils ne cessent de rugir.

C'est ce qui s'est passé et continue de se passer dans diverses régions de Colombie, où, cinq ans plus tard, la promesse de non-répétition de la violence a été "confinée" dans les 310 pages de l'Accord final pour la fin du conflit et la construction d'une paix stable et durable.


Pour lire in extenso l’article de Verdad abierta (avec photos et graphiques),

En espagnol : ICI

En anglais : ICI


Compléments


Dossier COLOMBIE sur les humanités : https://www.leshumanites.org/urgence-colombie


« L’accord de paix colombien peut être un exemple pour le monde entier », entretien avec l’ex-président Juan Manuel Santos et l’ancien commandant en chef des FARC, Rodrigo Londoño, Le Monde, 11 novembre 2021. ICI


« Pour semer la paix, il faut ameublir le sol », « Que pensent de la paix les leaders sociaux du nord du Cauca », etc. Une série de reportages mis en ligne par El Espectador (en espagnol).


Carolina Jiménez Sandoval de l’ONG WOLA Washington para Asuntos Latinoamericanos : « L'accord de paix n'est pas faible, c'est le président Duque qui insiste pour l'affaiblir », El Espectador, 6 octobre 20121. Lire ICI (en espagnol)


Le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres pointe du doigt les "ennemis de la paix", AFP, 24 novembre. Lire ICI


« La Colombie doit être fière des acquis indéniables de l’Accord de paix signé il y a cinq ans, selon Guterres », ONU Info, 24 novembre. Lire ICI


Les connexions du clan du Golfe s'étendent à 28 pays sur quatre continents, selon la police colombienne, sur CNN (en espagnol). ICI


Amnesty International appelle au dialogue avec le gouvernement au sujet de la situation grave des droits humains, communiqué de presse, 23 novembre 2021. Lire ICI


VIDEO. Antonio Guterres préoccupé par l'action des groupes armés. Reportage TV5 Monde, 24 novembre 2021



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