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Les désacclimatés




Yurub Abdi Jama, modeste éleveuse du Somaliland, survit aujourd’hui dans un camp de réfugiés climatiques. Qui pour faire entendre sa voix à Glasgow ? Certainement pas les 503 lobbyistes des énergies fossiles qui représentent la plus forte délégation à la COP26.


Le mouton est mort en premier. Puis ce fut le tour des chèvres. Lorsque son unique chameau a succombé, Yurub Abdi Jama a su que sa vie d'éleveuse était terminée et elle a, comme beaucoup d'autres, quitté son village pour gagner la ville, après un nouvel épisode sévère de sécheresse en 2018-2019, qui a brûlé le sol et décimé les bêtes.

Une fille de Yurub Abdi Jama fait la vaisselle dans leur camp de réfugiés climatiques près de Hargeisa,

dans le Somaliland, le 16 septembre 2021. Photo Eduardo Soteras / AFP.


Yurub Abdi Jama, 35 ans, est une réfugiée climatique - tout comme des dizaines de milliers de personnes en Somalie, où les épisodes extrêmes poussent des vagues d'éleveurs et d'agriculteurs vers des villes peu équipées pour les accueillir. Les sécheresses, fréquentes et sévères, ainsi que les inondations, ont déplacé plus de trois millions de Somaliens depuis 2016, selon des données du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Les communautés pastorales avaient pour tradition de donner des noms aux plus grandes sécheresses, espacées d'à peu près une décennie. « Mais maintenant, les sécheresses sont tellement fréquentes qu'elles n'ont plus de nom », lâche la ministre régionale de l'Environnement du Somaliland, Shukri Haji Ismail. Le phénomène est en train de vider des zones entières de l'intérieur de la Somalie, faisant croître d'immenses camps à l'extérieur des villes.

Avec son mari et ses enfants, Jama a atterri dans un camp de fortune près de Hargeisa, dans le Somaliland. Sans aucune ressource. Le Famine Early Warning Systems Network, une organisation de surveillance de la sécurité alimentaire, prévoyait en août que la faim allait empirer d'ici la fin de l'année, avec 3,5 millions de personnes en besoin urgent d'aide alimentaire.


A part pour les peintures rupestres de Laas Geel, c’est même pas un endroit pour y passer des vacances. Franchement, qui va se soucier du Somaliland ? Ce petit État de la Corne de l’Afrique (qui est loin d’être corne d’abondance), qui a proclamé son indépendance voici 20 ans (indépendance toujours pas reconnue par la communauté internationale), est l’un des nombreux endroits sur la planète où le réchauffement climatique n’est pas à l’horizon 2030, 2060 ou 2100. C’est déjà là. « Dans ce coin perdu, l’eau se fait plus rare et la famine guette. S’ajoute à cela le fléau des criquets qui dévastent tout sur leurs passages et qui obligent les gens à quitter leurs maisons », écrit Nathanaël Charbonnier pour France info. « Il n’y a plus aucune réserve et plus d’argent pour acheter de la nourriture. Conséquence, plus personne ne mange à sa faim. (…) Signe que la situation ne s’arrange pas : en ce mois de novembre habituellement pluvieux, il n'y a pas une goutte d’eau en vue. Autre effet de ces crises qui s’enchaînent : les familles n’ont plus les moyens d’envoyer tous leurs enfants à l’école. »


20 kilomètres pour aller chercher un bidon d’eau.


Plus de 45 millions de personnes sont aujourd’hui à la limite de la famine dans le monde, vient d’alerter le Programme alimentaire mondial (PAM) des Nations unies, récent récipiendaire du Prix Nobel de la Paix. Au sud de Madagascar, ce n’est plus une menace, c’est déjà un fait. « La désertification, la température de 45°C tout au long de l’année, le manque d’eau, les femmes qui font maintenant 20 km pour aller chercher un bidon d’eau, ça c’est des réalités », insiste Baomiavotse Vahinala Raharinirina, la ministre malgache de l’Environnement et du Développement durable. Elle a fait le déplacement jusqu’à Glasgow pour faire entendre la détresse de son peuple, et en appelle à une « empathie climatique » : « c’est peut-être un terme nouveau mais c’est ce qu’il faut, l’empathie du Nord vers le Sud, et entre citoyens. Se dire que son propre acte d’achat, de consommation, peut impacter l’autre. Et l’empathie ne signifie pas pitié » mais faire en sorte que « l’autre puisse se projeter dans un avenir ».

Le mot « empathie » est hélas étranger au vocabulaire des milliardaires. Ils sont un peu plus de 3.000 sur la planète, dont un tiers en Amérique du Nord. Depuis 2019, malgré la pandémie, leur fortune globale a encore gonflé de 10.000 milliards de dollars (quand les pays les plus vulnérables demandent une aide de 100 milliards par an pour lutter contre les conséquences du réchauffement climatique).

Faut-il préciser qu’il n’y a pas l’ombre d’un milliardaire au Somaliland. A notre connaissance, ce petit pays n’était pas non plus représenté à la COP26.

Loin de la Corne de l’Afrique, les îles du Pacifique ne sont guère mieux loties. Là, ce n’est pas la sécheresse qui est en cause, mais la montée des eaux. Faute de voyager jusqu’à Glasgow, Simon Kofe, le ministre des Affaires étrangères de l’archipel de Tuvalu, a diffusé sur les réseaux sociaux une vidéo d’un message envoyé à la COP26. Discours lu les pieds dans l’eau, jusqu’à mi-cuisse. « Imaginez la terreur lente et insidieuse de voir votre communauté perdre du terrain, centimètre par centimètre, face aux eaux envahissantes, érodant tout espoir que vos enfants hériteront de votre maison, de vos lieux de pêche, de vos repères culturels et de la terre où vos ancêtres sont enterrés », ajoute de son côté le Premier ministre des îles Fidji.


Intervention de la délégation tibétaine dans les rues de Glasgow, le 5 novembre.


Prenons alors de l’altitude. A Glasgow, il y a une petite délégation tibétaine. Six personnes, dont la jeune activiste Pema Doma, qui milite au sein de Students for a Free Tibet. Elle confie au Monde : « Mes grands-parents étaient des nomades, mes parents des réfugiés, la Chine détruit ce mode de vie nomade qui préserve le plateau himalayen. (…) Nous n’avons personne pour nous représenter à la table des négociations, la chaîne himalayenne constitue pourtant le réservoir d’eau douce de l’Asie, et même avec un réchauffement limité à 1,5 °C, un tiers des glaciers auront fondu quand je serai morte. » Mais à part Tintin, qui s’intéresse au Tibet ? Au vu de la photo d’une intervention de Pema Doma dans les rues de Glasgow le 5 novembre, la fonte des glaciers himalayens ne semble pas mobiliser les foules !


Astana, capitale du Kazakhstan.


Parmi les pays les mieux représentés à la COP26, on note quelques curiosités. Ainsi le Kazakhstan (18 millions d’habitants) a envoyé 192 délégué.e.s (141 hommes et 51 femmes), plus que l’Inde et à peine moins que la France. Cela intrigue. Vu le régime dictatorial qui caractérise ce pays d’Asie centrale (où les communications électroniques sont sous étroite surveillance), on doute que les délégué.e.s en question soient missionnés par quelque ONG soucieuse d’environnement. En fait, plus que du réchauffement climatique, le Kazakhstan a toutes les raisons de redouter… la COP26 elle-même. En effet, outre l’exploitation de mines de manganèse, de chrome, d’uranium, de charbon et de potassium, l’économie du Kazakhstan repose essentiellement sur les exportations de pétrole (55 % du budget de l'État), avec d’importantes réserves en mer Caspienne qui font l’objet d’un énorme projet industriel, mené par un consortium où l’on retrouve Total, Shell, Exxon, Total, Conoco Philips, Inpex et KazMunayGas. D’ores et déjà, plusieurs pipelines ou gazoducs relient le Kazakhstan à la Russie, la Chine et l'Europe. Alors, un sommet climatique qui chercherait à réduire la part des énergies fossiles, c’est pas bon du tout pour le business du Kazakhstan et des multinationales qui y prospèrent.


Vidéo Greenpeace International

"L'arnaque à la compensation est le nouveau déni climatique... et elle a des conséquences dangereuses.

Le géant pétrolier français Total prétend s'engager en faveur d'un avenir énergétique propre, mais il tente de forer des puits de pétrole dans une forêt vierge de la République du Congo, où vivent de nombreuses communautés indigènes et des espèces gravement menacées comme les gorilles de plaine.

Pour éviter une situation d'urgence climatique extrême, nous devons réduire de moitié les émissions mondiales au cours des dix prochaines années. Nous devons réduire rapidement les émissions. Nous avons besoin de #realzero. Nous devons stopper la pollution climatique à sa source, au moment où elle se produit. Pas de délais qui couvrent les activités polluantes habituelles. Lors de la COP26, les gouvernements doivent prendre de VRAIES mesures pour éliminer progressivement les combustibles fossiles et protéger la nature."



Le pays qui a envoyé le plus de délégué.e.s à la COP 26 n’est pas un pays. Grâce à l’ONG Global Witness, on a appris que le nombre de représentants de TotalEnergies, Engie ou Shell est plus important que le total des délégations des huit pays les plus touchés par le changement climatique ! En tout, ce sont 503 lobbyistes des énergies fossiles qui ont été accrédités à la COP26… Après avoir passé des décennies à nier la crise climatique et à retarder l'adoption de mesures réelles pour enrayer ses effets, c'est un peu fort de café !

A elle seule, l'Association internationale pour l'échange de droits d'émission (IETA), soutenue par un grand nombre de grandes compagnies pétrolières, compte 103 délégués présents qui sont là, selon Global Witness, « pour présenter de fausses solutions qui ressemblent à des actions climatiques mais qui, en réalité, préservent le statu quo et empêchent de prendre des mesures claires et simples pour arrêter l'extraction des combustibles fossiles, ce qui est la véritable solution à la crise climatique. »

Ils sont là, aussi, pour marchander le bout de gras autour des fameuses « compensations » dans l’article 6 de la COP26, qui doit réguler « le fonctionnement des marchés carbone », en âpre discussion. Pour Greenpeace, « les compensations ne sont pas seulement une escroquerie, elles sont injustes. » Elles permettent en effet aux pollueurs des pays riches de se décharger de la responsabilité de leur pollution tout en alourdissant le fardeau des communautés déjà vulnérables qui souffrent des effets du changement climatique : « les projets de compensation faussent souvent les économies locales et accaparent les terres que les populations locales et indigènes utilisent pour leur subsistance. Et ont conduit à la destruction d'écosystèmes naturels, à la perte d'habitat d'espèces menacées et à des violations des droits de l'homme. »

Le Houston Ship Channel, dans le Texas. Exxon demande 100 millions de dollars pour y construire

une plateforme de capture et de stockage de carbone.


« Depuis la première COP organisée en 1995 à Berlin, il n’a jamais été question de limiter à la source la production de charbon, de gaz et de pétrole », écrit l’économiste Maxime Combes, auteur de Sortons de l’âge des fossiles ! Manifeste pour la transition (Seuil, 2015), dans une tribune publiée par Le Monde. C’est même tout le contraire qui se produit. Ainsi, TotalEnergies veut encore augmenter de 25 % sa production d’hydrocarbures d’ici à 2030… Or, « est-il possible de contenir le réchauffement climatique sans ne jamais mettre à l’index les énergies fossiles pourtant à l’origine de près de 90 % des émissions mondiales de C02 ? Non. C’est pourtant ce que font les négociations climatiques internationales depuis près de trente ans. Comme si les Etats s’étaient mis d’accord pour discuter des symptômes, les gaz à effet de serre relâchés dans l’atmosphère, sans traiter les causes, ces quantités astronomiques d’énergies fossiles (charbon, gaz et pétrole) qui alimentent notre insoutenable économie mondiale. C’est insensé. Extravagant même. »

« Les grandes puissances », poursuit-il, « ont doté le droit international de puissants mécanismes, visant à protéger les investisseurs du secteur des énergies fossiles, qui conduisent à ralentir, bloquer ou renchérir les politiques climatiques. » Là aussi, totalement extravagant : la convention-cadre des Nations unies sur le réchauffement climatique prévoit que les mesures prises dans le cadre des COP ne puissent aller à l’encontre du droit du commerce et de l’investissement ! D’ores et déjà, quatre multinationales ont attaqué en justice les Pays-Bas, l’Italie et la Slovénie, et demandent plusieurs milliards d’euros en compensation des décisions prises par ces pays de sortir du charbon ou de restreindre l’exploitation d’hydrocarbures. « Comment réclamer plus d’ambition climatique de la part des pouvoirs publics alors que leur pouvoir de réglementation peut être paralysé par ces recours intempestifs des industriels des énergies fossiles ? », conclut Maxime Combes.

Encore plus hallucinant : aux États-Unis, le groupe Exxon demande 100 milliards de dollars (soit une année d’aide aux pays les plus vulnérables) au titre de la compensation carbone. Pour quel projet ? Il s’agirait de construire une énorme plateforme de capture et de stockage du carbone dans un couloir industriel de Houston, qui abrite le plus grand groupe de raffineries de pétrole et de gaz du Texas. Le carbone ainsi « capturé » serait ensuite injecté sous terre, probablement à des kilomètres sous le Golfe du Mexique…. On n’est pas loin des «mondes virtuels» dont Facebook (alias Meta) va faire son fonds de commerce. Peu importe que les technologies requises soient encore loin d’être au point (pour peu qu’elles le soient un jour), l’argument permet à Exxon de continuer à développer ses activités pétrolières et gazières, tout en feignant de se préoccuper des conséquences sur le climat… et d’engranger quelques milliards de dollars en plus ! De toute façon, les animaux de Yurub, au Somaliland, sont déjà morts…


Une petite fille lors d’une manifestation à Glasgow, le 5 novembre.


On ne lâche rien (ou si peu). Tel pourrait être le slogan des pays riches à Glasgow. « Le mode de vie des Américains n’est pas négociable », disait George W. Bush en 1992 à son arrivée à Rio pour la Conférence des Nations unies sur le développement durable (CNUDD). Aujourd’hui, plus personne n’oserait dire les choses aussi abruptement. Mais dans les faits, les choses ont-elles vraiment changé ? A quel(s) mode(s) de vie les pays riches devront-ils renoncer pour maintenir le réchauffement climatique en deçà d’un seuil fatidique ?

Les pays pauvres, qui émettent le moins de CO2, sont ceux qui morflent le plus. Mais en attendant le jour où le « rapport Nord-Sud » ne sera plus synonyme de domination et de prédation, on est encore loin de « l’empathie » sollicitée par la ministre malgache de l’Environnement et du Développement durable. Dans l’avant-projet de déclaration de la COP26, présenté à Glasgow le 10 novembre, les demandes clés des pays vulnérables sont quasiment absentes. « Aider ces pays à s'adapter aux impacts climatiques et à faire face aux pertes et dommages permanents est très flou et vague. La date limite pour les 100 milliards de dollars promis depuis longtemps de financement climatique des pays riches n'est même pas mentionnée », s’indigne Mohamed Adow, directeur du Powershift Africa.

Les pays africains et 24 pays en développement parmi lesquels la Chine, l’Inde, l’Indonésie ou encore l’Arabie saoudite, proposent que le nouvel objectif de financement climat à partir de 2025 soit de 1 300 milliards de dollars par an jusqu’en 2030, réparti à parts égales entre adaptation et atténuation. C’est 13 fois plus que l’engagement actuel, qui n’est même pas tenu. Pour rappel, les pays riches s’étaient engagés à verser 100 milliards de dollars par an aux pays du Sud pour les aider à lutter contre le changement climatique (atténuation) et faire face à ses impacts (adaptation). Les États-Unis restent ainsi ancrés sur leur position et refusent de porter la charge de leur responsabilité dans la crise climatique. Dans le vocabulaire diplomatique, on appelle ça les « pertes et dommages ». Ça ressemble à un bilan comptable, en plus sinistre.


Dans le Somaliland, Yurub Abdi Jama n’a jamais fait de bilan comptable de sa vie. Elle sait pourtant que la COP26 ne lui rendra pas son mouton, ses chèvres et son chameau, et qu’elle ne retournera pas sur les terres qu’elle a dû quitter, aujourd’hui stériles. Elle se demande juste comment elle va nourrir ses enfants demain.


Jean-Marc Adolphe


Photo en tête d’article : Kevin Ochieng Onyango (Kenya), «The Last Breath », Prix du photographe environnemental 2021, catégorie Action climatique.

COP26, dernières nouvelles :

Lancée à l’initiative du Danemark et du Costa Rica, la Beyond Oil and Gas Alliance (Boga) qui vise à éliminer progressivement la production de pétrole et de gaz pour s'aligner sur les objectifs de l'Accord de Paris, n’a visiblement pas convaincu. Seuls l'Irlande, le Pays de Galles, la Suède, le Groenland, le Québec, la Californie, la Nouvelle-Zélande et la France ont rejoint le mouvement. La France a toutefois refusé de rejoindre la coalition pour la fin du soutien aux énergies fossiles à l’étranger dès 2022.


Surprise, surprise. Ce mercredi 10 novembre, Chine et États-Unis ont annoncé un accord commun qui promet de "prendre des mesures renforcées pour relever les ambitions pendant les années 2020". Aucun détail précis n’accompagne toutefois cet « accord ».



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