top of page
Naviguez dans
nos rubriques

Katya, 27 ans, journal de Marioupol


Après deux mois sous les bombardements, Katya a réussi à fuir Marioupol. Revenue de l’enfer, elle a décidé d’en faire le récit sur Instagram. Par petites touches, d’une extraordinaire concision. En mots et aussi en images, judicieusement choisies, graphiquement retravaillées. Si elle cite dans ses références Anne Frank, Katya invente avec son "journal de Marioupol" un nouvel art du témoignage.


Cet article vous est offert par la rédaction des humanités, média alter-actif. Pour persévérer, explorer, aller voir plus loin, raconter, votre soutien est très précieux. Abonnements ou souscriptions ICI


Elle s’appelle Katya, a 27 ans ; un mari qu’elle aime, et un fils, Andriyko.

Pendant deux mois, du 24 février au 24 avril, elle a vécu dans l’enfer de Marioupol, avant de pouvoir s’en échapper. Depuis, elle a entrepris de raconter.

Rien qu’on ne sache déjà de ce qu’ont enduré, pendant de longues semaines, les habitants de Marioupol, quotidiennement bombardés, réfugiés dans des caves, manquant de tout, privés des évacuations humanitaires que l’armée russe n’a cessé d’empêcher.

Nous avions déjà quelques témoignages recueillis par des journalistes, parmi des résidents de Marioupol qui ont pu s’en extraire. Mais le récit de Katya est, si l’on peut dire, de première main. La forme littéraire de ce récit lui donne toute sa force, sous forme de feuilleton, ou plus exactement, de journal. Une série de fragments, d’une extraordinaire concision.

Dans l’un de ses hashtags, Katya fait elle-même référence au Journal d’Anne Frank, journal intime des années de guerre vécues par cette jeune fille juive allemande exilée aux Pays-Bas, qu’Anne Frank commença elle-même à réécrire en vue d’une publication ultérieure.

Anne Frank avait commencé à consigner son vécu et ses réflexions dans un « livre d’amitié » qu’elle avait reçu pour son treizième anniversaire, le 12 juin 1942. Dans son Journal, dont un fac-similé est exposé à Berlin, il y a aussi des photos, des illustrations, des objets collés.

Le journal de Marioupol qu’a entrepris Katya s’écrit directement sur internet, plus précisément sur un compte Instagram, dans une forme graphique et visuelle originale. Des photographies qu’elle a le plus souvent elle-même prises avec son téléphone portable, retouchées par des interventions graphiques (comme des silhouettes en transparence, des annotations manuscrites, etc.). Au-delà du récit lui-même, c’est ainsi la façon dont il est édité, voire éditorialisé, qui en fait toute la saveur et lui confère d’ores et déjà valeur de document.


Jean-Marc Adolphe


- uaonfire -pour Ukraine on fire-, le compte Instagram du Journal de Marioupol de Katya : https://www.instagram.com/uaonfire/



Deuxième jour. #journal #marioupol

Aujourd'hui, je me suis réveillée dans un lit pour la première fois. Un silence inhabituel tout autour. Nous sommes sortis de l'enfer. Et c'est encore difficile pour moi de le réaliser. Je me tourne et je vois comment mon Andriyko dort gentiment. Pour la première fois depuis longtemps.

Maintenant, nous devons commencer une nouvelle vie, bien que nous n'ayons pas le pouvoir. Le sentiment de sécurité n'est jamais venu. Au contraire, l'indicible douleur et l'incertitude nous étranglent. Nous avons nourri les enfants, préparé la nourriture dans la cuisine. Une sensation nouvelle, pourtant habituelle. Pendant la nuit, nous nous sommes réveillés plusieurs fois - pas à cause des explosions, mais par accoutumance. Comme si le corps et le cerveau ne pouvaient pas encore réaliser qu'il n'y a plus de menace, qu’il est possible de se détendre.


Troisième jour. #journal #marioupol

La guerre unit. Les files d'attente et les foules sont devenues monnaie courante ces derniers mois. Le premier jour de la guerre, les gens faisaient la queue dans les magasins, les pharmacies, les distributeurs automatiques et les stations-service. Maintenant - dans les abris ou des refuges temporaires. Même ceux qui ont échappé à la guerre restent côte à côte avec d'autres personnes. Ils ne se connaissent pas, mais ne sont plus des étrangers.


Début mars, la ville a été privée d'électricité, d'eau, de chauffage et de gaz. Nous avons donc rassemblé toutes les couvertures et avons dû faire des lits dans le couloir. Nous avons porté tous les vêtements chauds que nous avions. Mais il était impossible de rester au chaud. Que ce soit à cause du froid ou de la peur, tout tremblait à l'intérieur. Les bombardements étaient incessants. Les cerveaux ne pouvaient pas se détendre, ni même rêver d'un sommeil profond - nous nous réveillions plusieurs fois dans la nuit. Instinctivement, j'ai couvert mon fils et j'ai prié pour qu'il ne soit pas touché.



Un mort est étendu sur la route, un blessé est assis dans l'entrée, des obus non explosés dépassent du sol. J'ai l'impression que je ne reviendrai pas. Jamais.

Le visage de la ville vieillit de jour en jour. Familiers depuis l'enfance, les bâtiments deviennent étrangers. On entend les coups de feu devenir plus sourds et plus lointains. On dirait que tout va bien : nous sommes maintenant loin de l'épicentre des événements. Nous avons tort.


La ville est constamment bombardée. Manger est une nécessité et en même temps une petite joie. Nous étions neuf. Nous avions besoin de quelque chose à manger, pour nourrir nos enfants. Le plat principal de notre alimentation était la "soupe - skilly". Nous prenions une marmite, la remplissions d'eau, coupions trois ou quatre pommes de terre en petits morceaux et ajoutions quelques cuillères à soupe de céréales. On faisait cuire sur le feu à tour de rôle.

D'abord on versait la nourriture pour les enfants, on attendait qu'ils mangent. Puis les parents mangeaient dans les mêmes assiettes. Nous utilisions l'eau qui restait après la vaisselle pour tirer la chasse d'eau.


Sixième jour. #marioupol #monjournal

On peut s'habituer à tout. Chaque jour, nous nous habituions aux nouvelles conditions de vie dans la ville assiégée. Les cheveux et les mains sales - pas de problème. Marcher rapidement dans les rues, en cours de route calculer automatiquement les endroits où l'on peut se cacher en cas de bombardement. On s'y habitue aussi. Du verre et des branches sous les pieds, pas étonnant. Nous allions dans les magasins détruits avec l'espoir de trouver au moins un peu de nourriture - mais il n'y avait rien, rien du tout. En quelques jours seulement, nous sommes devenus obsédés par la peur.


Septième jour. #lavieamarioupol #journal

Tout le monde n'a pas la chance de sortir vivant de Marioupol. La seule tentative de quitter la ville est une démarche téméraire. Tout le monde comprend qu'on peut ne pas avoir de chance. À la périphérie de la ville, les Rashistes (*) ont installé des camps de "filtration". L'un d'entre eux est situé à Manhush (**). Le camp n'est pas une sorte de campement, il est composé de deux colonnes – une pour les voitures, l’autre pour les piétons. Il faut faire la queue et attendre son tour. Il est interdit de sortir des voitures, de chercher de la nourriture, de l'eau ou d'aller aux toilettes. Certains habitants de Mariupol ont dû faire la queue pendant plusieurs jours. L'attitude des militaires russes est empreinte de cruauté et de rage - dans la file d'attente, on entend des histoires sur le nombre de personnes qu’ils ont abattues, ils sont déjà fatigués de les compter. Photo ci-dessous : Alexei Alexandrov


(*). « Rashistes » : nom donné aux fascistes russes.

(**). Manhush est un village qui se trouve à 20 kilomètres à l’ouest de Marioupol. Selon le maire de Marioupol, « les occupants y auraient enterré entre 3.000 et 9.000 résidents ». Un chiffre qui pourrait être plus élevé encore. Le 3 avril, des images satellite ont montré une vaste superficie de fosses communes.


"Elle était / il était en ligne le 2 mars" : un déclic pour les habitants de Marioupol.

2.03.22 - Le jour où la connexion a disparu. Il était impossible de passer des appels téléphoniques à des amis ou à des parents, les seules sources d'information étaient les voisins ou d'autres résidents. De l'eau a été acheminée dans un grand réservoir. Pour en obtenir, il fallait faire une longue queue. En même temps, cette file était le seul endroit où l'on pouvait obtenir au moins quelques nouvelles. L'endroit où les gens courageux de Marioupol se rassemblaient. Parfois, l'eau leur a coûté la vie.

Photo ci-dessous : Conseil municipal de Marioupol


On a scotché les fenêtres. C'est ce que tout le monde a fait. Inutile. Du ruban adhésif sur les fenêtres ne sert à rien. On ne l'a compris que plus tard. Rien ne vous sauve d'une bombe aérienne.

Les raids aériens, c'est la mort. Si une bombe frappe le toit d'une maison, les appartements du premier au dernier étage s'effondrent. De l'explosion partent des entonnoirs de quatre mètres de profondeur et de sept de diamètre. Des fils et des arbres s'entremêlent à l'intérieur. La terre recouvre tout autour.

Les raids aériens augmentent chaque jour. Si dans les premiers jours il y en avait environ sept par jour, plus tard on n'arrivait plus à compter.


En sortant dans la rue, j'allume le téléphone et je fais quelques photos. Je voulais me souvenir de ce jour. J'avais peur que plus tard, je ne puisse pas croire pas que c'était vraiment arrivé. Le théâtre était en feu. Ces deux derniers jours, nous venions ici le matin pour connaître les nouvelles. Il y a 20 minutes, une bombe aérienne russe l'a frappé.

Personne ne sait encore que près de 600 personnes sont mortes ici. Photo prise le 16 mars.


La guerre crée de nouvelles habitudes. Au dixième jour, l'agenda papier, les livres et les mots croisés ont remplacé les gadgets. Tant pour les adultes que pour les enfants. Ou encore : tu es heureuse parce que tu as trouvé le paquet de café instantané, qui traînait accidentellement, et que tu l’as pris par hasard avec d'autres produits, lorsque tu avais encore la possibilité de monter à l'appartement.

Tu bois ce café maintenant et tu te sens comme un roi. Tu fais durer le plaisir à chaque gorgée. En supposant que la rue soit calme.


Dixième jour. #marioupol #journal

Si l'enfer sur terre est possible, il est ici - maintenant.

Hier, toutes les femmes et tous les enfants ont été évacués de l'usine Azovstal. Cependant, les soldats ukrainiens sont restés sur place, y compris les blessés. Des Titans. Ils sont assiégés, et déjà pour eux, le temps ne se compte plus en jours, mais en heures.

"Azovstal" - qui rendait difficile la respiration des habitants à l'époque. Et c'est particulièrement difficile de respirer maintenant. Aujourd'hui, c'est "Azov - Steel" [Avoz d'acier].

Si vous demandiez aux habitants de Marioupol ce qu'était "Azovstal" avant la guerre, vous entendriez certainement des histoires sur ceux qui y ont travaillé presque toute leur vie, sur la façon dont les habitants déterminaient la direction du vent en fonction de la fumée qui sortait des cheminées. Ils vous auraient dit que sans cette usine, la ville serait encore plus belle et plus touristique.

Mais aujourd'hui, chaque habitant de Marioupol vous dira qu'il est reconnaissant à la centrale d'avoir l'abri anti-bombes le plus solide de la ville, voire de toute l'Ukraine. Il sauve les habitants depuis plus de deux mois...

Mon esprit refuse de croire ce que je vois maintenant. Cela semble être un cauchemar. Nous allons nous réveiller et les rues de la ville vont fleurir. Mais c'est la terrible réalité. La douleur, la souffrance, la faim, les larmes et les morts sont tous réels.

Je crois en nos forces militaires et en un miracle qui sauvera les défenseurs ukrainiens, hommes et femmes.

Photo : Conseil municipal de Marioupol


Onzième jour. #marioupol

Avec ma famille, on a passé des nuits dans le sous-sol d’une boutique. La pièce faisait 12 mètres carrés. A la place des cartons de marchandises, que les vendeuses y entreposaient il n’y a pas si longtemps, maintenant il y a des gens. Les enfants dorment sur des briquettes de fibre de verre. Une grand-mère s’est assoupie, assise. Je cherchais une lampe de poche ou une bougie dans les tiroirs et j’ai accidentellement trouvé un drapeau ukrainien. Les vendeuses devaient s’en servir pour décorer la boutique les jours fériés. J’ai mis le drapeau dans mon sac à dos. Maintenant, il est toujours avec moi.


Douzième jour. #journaldemarioupol

Avant un sommeil court et agité, avec mon fils nous rêvions. Comment nous pourrons nous promener dans la ville, commander une grande pizza et plus tard, dans la soirée, rentrer à la maison fatigués de toute cette marche, une fois que nous serons libres. On s’endormait en pensant que tout ça finira le lendemain, que le monde sera au courant de ce qui se passe à Marioupol, et qu’un tel enfer sur terre n’est tout simplement pas possible. Nous avions tort.


Treizième jour. #enfants

Les enfants sont ceux qui souffrent le plus de la guerre.

L'histoire de Kira, 12 ans.

Chaque habitant de Marioupol a sa propre histoire de survie. C’est une question de chance : soit toute la famille est abattue, soit une personne de la famille ne passe pas la « filtration » des rashistes, et reste là. Pour toujours.

Dans les premiers jours de la guerre, Kira et ses parents se sont cachés des bombardements dans un appartement, et plus tard dans le sous-sol d'une maison voisine.

Les habitants de la maison organisaient des tours de garde : deux personnes toutes les deux heures. Ils devaient signaler s'il y avait un danger.

Le 17 mars, alors qu'il était en service, le père de la jeune fille est mort - il a essuyé des tirs...

En souvenir de lui, Kira a gardé son téléphone portable, qu'elle ne lâche pas.

Plus tard, la petite fille, des voisins et un gros chien, ont entrepris de fuir la ville à pied. Quelqu’un s’est pris les pieds dans un fil relié à un détonateur. Le chien a été victime de l’explosion. Il a ainsi sauvé des personnes. Kira a reçu un éclat dans l'oreille, mais elle a survécu et a réussi à s'échapper.


Quatorzième jour. #marioupol

C'était le sous-sol d’un magasin de produits ménagers.

Des caisses enregistreuses, des boîtes avec toutes sortes de fournitures et des marchandises étaient stockées sur des étagères métalliques. La pièce entière faisait environ 10 mètres carrés. Certains dormaient sur les étagères métalliques, d'autres sur le sol. Nous avons eu de la chance, nous avions un "tapis de sol" (un rectangle de fibre de verre enveloppé dans un film pour isoler le toit). Nous l'avons emmené au sous-sol, et il nous a servi de matelas.


Quinzième jour. #massacremarioupol

On ramassait la neige pour avoir de l'eau. Pour la première fois de ma vie, j'ai apprécié la neige en mars.


L'histoire de Mariya, 17 ans.

Le 24 février, à 3h50 du matin, ma mère a entendu la première explosion, a couru dans la chambre et a prononcé à haute voix les mots les plus terribles : "La guerre a commencé. Nous partons !"

Nous avons pensé que nous pouvions partir. Mais ça n'a pas marché - la ville était verrouillée.

Les premiers jours, on se cachait des bombardements dans la salle de bain. Puis nous sommes descendus au sous-sol.

Il n'y avait presque pas de nourriture, l'eau était obtenue à partir de la glace et de la neige.

Le dixième jour, il ne nous restait qu'un morceau de pain. Nous en avons fait quatre repas.

Je ne pouvais pas manger mon morceau. Je l'ai gardé longtemps dans ma poche, j'avais peur qu'il n'y ait plus rien à manger.

Les gens se disputaient tout le temps entre eux, essayant de virer quelqu'un du sous-sol pour qu'il y ait une bouche de moins.

Il n'y avait aucune gentillesse. On pouvait déjà sentir la mort.

Cela a duré 12 jours.

Une fois, mon père a dit : "Soit on meurt de faim, soit on nous recouvre de terre, soit on nous tue, tout simplement."

Les soldats russes venaient dans les sous-sols, vérifiaient qui s'y cachait, jetaient des bombes à l'intérieur. Quand ils frappaient à notre porte, nous gardions le silence.

Un jour, les voisins nous ont dit que nous pouvions partir. Mon père avait une vieille Zhyguli, abîmée par les débris d'immeubles et des éclats de verre.

Nous avons roulé sous les bombardements. Les combats continuaient, et nous n'avions qu'un seul objectif : survivre, sortir de cet enfer.


Seizième jour. #maraudages

Manque de tout et pillages

Les réserves de nourriture s'épuisaient chaque jour. Nous ne pouvions que rêver d'articles d'hygiène personnelle. Les cheveux sales n'étaient pas un problème, nous nous sommes adaptés aux nouvelles conditions.

Le 3 mars, j'ai vu pour la première fois par la fenêtre, comment une famille avec un petit enfant sortait du supermarché avec un chariot rempli. Finalement, les gens ont tout emporté : des sacs pour femmes, un tas de parapluies, des appareils ménagers, des peluches...


A suivre...

413 vues1 commentaire

Posts récents

Voir tout
bottom of page