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Féminisme : l’égalité ne peut être que radicale


Manifestation du MLF, dans les années 70


Réjane Sénac, politologue spécialiste de l'égalité, de la discrimination et de la diversité, directrice de recherche CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences-Po-Cevipof, signe une tribune initialement publiée dans Libération [31/07/2020], après les réactions qui ont suivi la démission de Christophe Girard de son poste d’adjoint à la Culture de la Ville de Paris.


Tribune


L’expression «cancel culture» a le mérite de poser des questions essentielles en ce qui concerne les conditions de possibilité d’un débat respectant les droits fondamentaux, en particulier les difficultés de concilier liberté, égalité et justice dans une période qui est celle de l’immédiateté et de la violence des réseaux sociaux. Mais son utilisation pour désigner les mobilisations dénonçant les violences, en particulier le mouvement #MeToo, participe de l’impunité d’un système et d’individus reproduisant des injustices pourtant consensuellement critiquées. Il est à la fois mainstream et d’une subversion valorisante de se revendiquer féministe et contre les violences, de s’enthousiasmer pour les interventions percutantes d’Alexandria Ocasio-Cortez et de rendre hommage au courage de Gisèle Halimi.

Comment comprendre alors la séquence actuelle de discrédit des mobilisations, féministes mais aussi antiracistes, jugées trop radicales ? Le courage qu’exige la remise en cause d’un récit de l’exemplarité «à la française», comprenant le déboulonnage des statues et des mythes, manquerait-il au camp s’érigeant pourtant comme progressiste ? Le fait que Christophe Girard commence son communiqué du 23 juillet informant de sa démission du poste d’adjoint à la culture de la mairie de Paris, après une mobilisation féministe dénonçant sa proximité avec l’écrivain Gabriel Matzneff poursuivi pour «viol sur mineurs», en faisant référence au «climat délétère général de nouveaux maccarthysmes avec la montée de la cancel culture, où l’on piétine notre droit et le code pénal» fait de l’expression de «cancel culture» un écran au débat sur les responsabilités personnelles et politiques dans la perpétuation des inégalités et des violences systémiques.

Système de domination


Dans le même registre condescendant et cynique que la tribune signée par cent personnalités pour «la liberté d’importuner» publiée dans le Monde le 8 janvier 2018 après le mouvement #MeToo, la tribune de Mazarine Pingeotsur son mortel ennui «devant la victoire d’extrémistes de la médiocrité au nom de ''l’éthique» publiée le 29 juillet par le même quotidien en réaction à la démission de Christophe Girard, dont elle a été la témoin de mariage, utilise aussi la sacro-sainte défense de la liberté pour moquer les mobilisations contre les violences en les rabaissant au registre moral d’une censure d’autant plus insupportable qu’elle estportée par, je la cite, des médiocres frustré·e·s.

Il va en effet sans dire que les inégalités et les violences ne touchent que celles et ceux qui le méritent. Afin de discréditer les courageuses et les courageux qui déchiffrent et dévoilent les violences envers les femmes et les personnes racisées comme l’expression et le moyen d’un système de domination, la feinte habile – quoique éculée – est d’en faire des censeurs mettant en péril une société pluraliste, vi(v)able et esthétique. La défense de l’art et des créateurs comme incarnant légitimement une liberté sans limite, un monde vertueusement hors la loi, est intéressante car elle participe d’une dépolitisation esthétisante de notre héritage et des violences sur lesquels il repose et qu’il magnifie.

Dans ce contexte, l’enjeu est de redonner à l’égalité sa dimension radicalement politique. Les divergences dans son appréhension comme un principe formel qui ne doit pas faire de l’ombre à la liberté ou comme un principe portant une liberté de non-domination sont à assumer et non à travestir sous les oripeaux de la supériorité des défenseur·e·s d’une liberté qui ne peut alors être que celle des dominant·e·s. La dépolitisation des mobilisations pour l’égalité rabaissées au rang de puritanisme mesquin est un outil de déresponsabilisation des individus et des structures portant les inégalités. A l’heure où une femme meurt tous les deux jours et demi sous les coups de son conjoint ou ex-conjoint, l’utilisation de la métaphore de «mortel ennui» par Mazarine Pingeot est aussi indécente et violente que celle de l’étouffement par le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin mardi pour défendre la police face aux dénonciations de violences policières.

Modèle de société durable et inclusif


Le choix du hashtag #OnVeutRespirer lors de la quatrième marche pour rendre justice à Adama Traoré, coorganisée par le comité Adama et Alternatiba, le 18 juillet est une manière d’inscrire le combat contre les violences policières en France dans un contexte international de dénonciation du racisme structurel des forces de l’ordre, mais aussi dans une imbrication des questions raciales et écologiques. Dans l’union de la Génération Adama et de la Génération climat, l’appel à manifester est plus largement un appel à «construire ensemble une société juste et soutenable» en refusant «le piège de la division». En écho à cet appel et à l’initiative de jeunes activistes et de l’entrepreneuriat social ou écologique, l’appel publié jeudi sur un blog de Mediapart pour une «rencontre des justices, sociale et environnementale» en octobre à Marseille promeut lui aussi l’union des forces sociales et écologiques pour poser les bases d’un nouveau modèle de société réellement juste, durable et inclusif.

Ainsi, face à la tentation au repli dans des scénarios rassurants peuplés de boucs émissaires, de sauveurs et d’icônes artistiques à préserver, l’utopie concrète d’un commun, apaisé et heureux car juste, est déjà portée avec lucidité comme un horizon exigeant mais souhaitable. L’égalité ne peut être que radicale car elle exige la coconstruction d’un monde fondamentalement différent où le bonheur sera pensé et vécu ensemble dans une émancipation partagée.

 

A lire : Réjane Sénac, l’Egalité sans condition. Osons nous imaginer et être semblables (Rue de l’échiquier, 2019)

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