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Don Gonzalo, la mémoire vive d’un peuple



Une simple grandeur, une grandeur simple. Afro-colombien, Gonzalo Ararat vit dans le Cauca, au nord-ouest du la Colombie. D’une longue marche en 1986 pour se faire entendre des responsables de la construction d’un barrage, à aujourd’hui, où des groupes armés reprennent le contrôle du territoire, sa vie paysanne a été tissée de luttes et de rêves.


Descendants des esclaves venus d'Afrique pour servir de main-d’œuvre aux conquistadors espagnols, les Afro-colombiens représentent aujourd’hui 10% de la population colombienne (c’est la deuxième communauté noire d’Amérique du Sud), et vivent surtout sur la côte occidentale. Dans le département du Cauca, ils sont 1.182.000 (22% de la population de ce département). Au même titre que les peuples indigènes, ces communautés afro-colombienne ont été historiquement discriminées par les conservateurs au pouvoir, qui les jugeaient indignes de la civilisation européenne et blanche dont la Colombie se veut une digne représentante.

A 80 ans, Gonzalo Ararat est l’un des anciens qui ont permis l’éclosion de nombreux leader.e.s indigènes et afros, comme Francia Márquez, née aussi dans le Cauca, qui a reçu le prix Goldman pour l'environnement en 2018 pour son travail contre l'extraction illégale de l'or dans sa communauté de La Toma (elle a échappé peu de temps après un attentat), et qui est aujourd’hui pré-candidate du mouvement « Soy porque Somos » à l’élection présidentielle.

Le texte qui suit est la traduction d’un reportage de María Fernanda Fitzgerald pour le site de l’excellente revue Cerosetenta, éditée par l’Université des Andes.


Gonzalo Ararat, ou Don Gonzalo, s’exprime par paraboles. Il exemplifie tout ce qu’il évoque, qu’il s’agisse de références bibliques ou de ce qui touche à la vie de la campagne, et il tire de tout cela un enseignement moral. Sur le point de fêter ses 80 ans, il est assis à l’ombre d’un arbre - celui qu’on appelle le Tambour -, regardant le barrage de Salvajina, un méga-projet énergétique situé dans le nord du Cauca, dans la municipalité de Suárez, dont la mise en œuvre a nécessité son déplacement et celui de centaines d'autres personnes de la région.

Le barrage de Salvajina, dans le département de Cauca


« Nous autres, nous ne voulions pas de ce projet, parce que les terres arables étaient situées sur les rives du fleuve. Mais vous savez bien que ces gens ne respectent rien. Ici l’argent est victorieux, et nous nous retrouvons, nous, confinés sur des terres pauvres. Qu’importe ! nous nous sommes battus et nous continuerons à nous battre pour ce qui est nôtre. Parce que ces terres appartiennent à notre peuple », assure-t-il.

Lui, que sa communauté a consacré comme « la mémoire vive de son peuple », a passé les 60 dernières années à diriger les processus mis en œuvre par les peuples afros de la région pour protéger leurs territoires, devenant par là-même un phare de la connaissance. Au cours de ces luttes, il est devenu le mentor de nombreux leaders afros et indigènes du département, dans un pays qui où plus de 1 200 leaders sociaux ont été assassinés depuis la signature des Accords de Paix il y a cinq ans. Il a été également été l’un des mentors politiques de dirigeants comme Francia Márquez.

Il est arrivé quinze minutes avant l’interview, vêtu d’une chemise vert clair impeccable et d’un chapeau aux bords bruns. Il portait à son poignet une grande montre dorée, qui contrastait avec ses mains rugueuses et calleuses, fruits d’années passées à cultiver la terre. Il portait également un sac à dos cousu à la main dans lequel il transportait les brochures et les publications dont il a été l'un des protagonistes : la première édition du magazine de l'Association des Conseils Communautaires du Nord Cauca (ACONC) et une brochure expliquant l'histoire des luttes afro, indigènes et paysannes dans le nord du département.

« Un jour, ils nous ont dit que nous devions vendre nos terres, qu’ils allaient tout inonder pour créer un barrage. Nous ne les avons pas crus. Ils nous ont dit que ça allait être très bénéfique pour la région, que ça allait nous assurer de l’énergie électrique et du travail pour tous », se souvient-il. Le barrage est en chantier depuis les années 1940, poussé par l’objectif de contenir le fleuve Cauca afin que les terres de la Vallée du Cauca, sur lesquelles on cultive de la canne à sucre, ne soient pas inondées.

« Mais nous autres nous étions des paysans, la seule chose dont nous avions besoin était de la terre à cultiver. C’est pour cela que nous ne voulions pas qu’ils construisent ce barrage. Et finalement : ni énergie, ni travail. Ils nous ont retranchés vers les collines, nous ont payé une misère et nous ont délaissés comme des moins que rien. » Des années après, et après bien des recours légaux, Don Gonzalo considère qu’ils ne sont toujours pas parvenus à obtenir justice et réparation pour les dommages que leur a causé le méga-projet : « quand ils nous ont déplacé ici, c’est là que j’ai dit que cela n’était pas possible, que nous devions faire quelque chose. »


Des décennies de gouvernance

« Selon moi, Don Gonzalo est la représentation des luttes afros sur le territoire. Il nous enseigne l’art de la résistance et la façon dont nous, les peuples noirs, nous devons défendre nos terres », assure Francia Márquez. La candidate présidentielle, qui avait échangé avec lui il y a quelques années alors qu’elle commençait sa carrière politique, se souvient de lui comme de l’une des personnes qui l’a formée aux luttes collectives et organisées. Elle se rappelle, entre autres épisodes, la marche de Suárez jusqu’à Popayán [la capitale du CAUCA] en 1986, un périple de 128 kilomètres par la route. Ils ont traversé tout le nord du département jusqu’à parvenir à la capitale pour aller rencontrer les autorités qui ont promu et construit le barrage, notamment la Corporation Autonome Régionale de la Vallée du Cauca (CVC), qui fut créée pour superviser la construction du barrage, et le Gouvernement du Cauca.

Au cours de cette réunion, ils étaient parvenus à s’accorder sur un certain nombre de garanties, parmi lesquelles se trouvait la construction d’une route qui borderait le barrage en vue de garantir la mobilité de la communauté, la présence de postes sanitaires et la promotion de l’éducation. Selon Julián Trujillo, l’actuel avocat de l’affaire, qui représente également l’un des Conseils Communautaires qui bordent le barrage, bien que la loi de 1986 ait été formellement respectée, la réalité matérielle est tout autre : « Il y a toujours une non-conformité dans l’exécution du contrat, qui a d’ailleurs été étudié par la Cour Constitutionnelle, qui persiste sans que celui-ci soit respecté. Je parle de la construction d’une route secondaire dont la prise en charge revient, selon la Cour, à différentes entités étatiques et à Celsia (l’exploitant actuel du barrage). Cette non-conformité est liée à l’une des plus graves conséquences qu’a générées le barrage envers les communautés : l’isolement et les difficultés liées à la mobilité. »

Non seulement ces processus ont entraîné un profond retard dans le développement de l’infrastructure régionale, qui se reflète dans les difficultés d’accès à internet, aux moyens de transports, aux postes sanitaires et aux écoles, mais ils ont également poussé de nombreuses personnes à recourir à l’économie illégale pour parvenir à subsister, les bassins d’emplois étant considérablement réduits et les terres restantes étant situées sur des terrains escarpés, ce qui rend les cultures difficiles. La coca et l’exploitation minière illégale sont deux domaines ayant des répercussions parmi les plus significatives, ceux-ci ayant en outre entraîné l’apparition de groupes armés illégaux qui contrôlent à présent une bonne partie de la zone.

« Nous avons fait cette marche parce que le Gouvernement nous tenait relégués dans l’oubli le plus total. Ils pensaient que, parce que nous sommes des paysans, et des Noirs, nous ne méritions pas la même chose que les autres. Mais si nous ne l’avions pas fait, ça aurait été encore pire. Nous avons marché pendant trois jours d'affilée, c'était très dur, mais nous avons finalement réussi à nous faire entendre », raconte Don Gonzalo


Photo : Julián Trujillo


« C’est toujours la même guerre »

Mais celle de 1986 ne fut pas sa première bataille. En 1961, Don Gonzalo s’était engagé dans la première ligne des Forces Armées. Il a même fait partie de l’unité qui est arrivée jusqu’à Marquetalia, dans les montagnes du sud du Tolima, pour essayer d’en finir avec les fondateurs de la guérilla des FARC en 1964. « Nous sommes arrivés sur cette zone, nous avons perdus beaucoup des nôtres, et finalement nous terminons perdus dans la montagne. Nous avons perdu la bataille parce que ces personnes connaissaient très bien le terrain et que nous n’avions aucune idée de ce qui se passait. Ils nous ont envoyés au front sans aucune information, et sans suffisamment d’éléments pour l’emporter », raconte-t-il.

Il se rappelle qu’ils ont marché pendant trois jours, exposés aux attaques des combattants qui avaient pris le contrôle de la zone, et que, lorsqu’ils ont finalement réussi à s’en sortir, le peu de ceux qui avaient survécu ont dû être rapatriés en hélicoptère. Ils ont eu beau lui offrir une carrière militaire, insister pour qu’il reste, lui n’a pas voulu : « j’ai vu des choses qui m’ont frappé durant cette période. A peine étions nous tirés d’affaires, la seule que je voulais était de revenir chez moi. Depuis cette époque, j’ai vécu ici, à Suarez. Mais, aujourd’hui, nous voyons depuis peu tout le territoire envahi par les guérilleros et d’autres groupes. »

La reconfiguration du conflit armé a été très importante dans le nord de ce département. Selon la Fondation Pares, l’absence de mise en œuvre des Accords de Paix a conduit un certain nombre de groupes auparavant démobilisés à reprendre les armes, au point qu’ils ont, à ce jour, perpétré au moins 62 assassinats de leaders communautaires et 17 massacres. La municipalité de Suárez est sous le contrôle de la colonne mobile Jaime Martínez, dissidente des FARC. Dans la région, un massacre au cours duquel trois hommes ont été tués, a eu lieu le 25 mai dernier dans le village de Mindalá, village dans lequel Don Gonzalo a sa propre ferme.

En fouillant dans son portefeuille pour trouver le livret militaire qui lui a été remis il y a cinq décennies, il nous assure qu' « ici, si tu ne cherches pas d’embrouille avec les guérilleros, il n'y a pas de problème. Ils ne s'en prennent pas à vous. Mais, par contre, vous devez vous adapter à l'ordre qui est imposé. Il y a des endroits où il vaut mieux ne plus aller, et il vaut mieux aussi ne pas trop critiquer ce qu'ils font, même si cela ne nous plaît pas. Moi, ils me respectent, car ils respectent les anciens dirigeants, mais il est très difficile pour nous, qui sommes déjà si vieux, de voir nos terres à nouveau ravagées par la guerre. »


Les dirigeants se renouvellent

Au cours de la marche de 1986 se trouvaient ceux qui sont aujourd’hui les anciens dirigeants de son peuple, ceux qui espèrent bien ne pas mourir avant que les familles et les communautés aient obtenu réparation. Ce sont des figures essentielles pour sa communauté, ainsi qu’en atteste l’anthropologue Alhena Caicedo, professeure associée à l’Université des Andes, qui s’est spécialisée depuis plus de dix ans dans la lutte menée avec les communautés qui composent la municipalité de Suárez. Selon elle, l’importance d’histoires comme celle de Gonzalo réside dans le fait qu’elle a permis que puisse aujourd’hui exister des candidatures comme celle de Francia Márquez : « sans ce type de dirigeants précédents, il aurait été très difficile que des personnes comme elle et d’autres qui sont aujourd’hui en politique puissent obtenir la reconnaissance dont elles jouissent actuellement. » Les luttes dans le nord du Cauca découlent, principalement, d’une volonté de défendre la terre et un mode de vie spécifique. Compte tenu de leur fertilité, ces terres sont très convoitées pour les monocultures, l'exploitation minière et les cultures illicites. Selon Alhena Caicedo, les peuples afros, indigènes et paysans ont dû s’organiser pour garantir leur souveraineté sur leurs propres territoires.

Le lac de Salvajina, à Suárez, où vit Gonzalo Ararat.


Contrairement à d’autres endroits dans le pays où les dirigeants se sont focalisés sur des mesures plus éclectiques, Alhena Caicedo indique que dans le nord du Cauca les luttes se définissent par un fort accent communautaire, les gens sachant prendre en charge et organiser le travail, la relation à la nature et à la famille : « cela est lié au fait qu’il s’agit de communautés qui ont construit des formes d’autonomie avancées. Il y a peu d’endroits, par exemple, où se retrouve une telle reconnaissance pour les formes d’autorité que représentent les anciens. » C’est, précisément, l’importance de Gonzalo Ararat : « ces figures de proue, comme Gonzalo et d'autres anciens de la région de Suárez, sont le résumé de plusieurs décennies de travail constant effectué par ces populations. Ce sont des organisations qui se sont consolidées au fil des ans et qui sont un phare pour les luttes afro et indigènes dans tout le pays. »

Pour Gonzalo, que Francia Márquez soit élue présidente représente un rêve, qu’il regarde encore de loin. Il considère que nombreux sont ceux et celles qui, même au sein de sa propre région, ne la soutiendront pas, notamment en raison de leur propre apathie politique et du fait que certaines communautés y voient un adversaire politique, celle-ci luttant contre l’exploitation minière dont nombreux sont encore dépendants.

Malgré son soutien, Gonzalo attend toujours la visite de Francia pour partager avec elle ses idées pour la campagne et proposer une feuille de route pour les communautés du nord du Cauca : « c'est une femme très combative, comme beaucoup de celles qui grandissent au sein de nos municipalités. Je sais qu'il est très difficile qu’elle atteigne la présidence aujourd’hui, mais, au moins, elle ouvre de nombreux espaces sur lesquels nous ne contions pas avant toutes ces luttes. »


Texte : María Fernanda Fitzgerald

Traduction pour les humanités : Robin Gérard


- Titulaire d'une maîtrise en journalisme de l'Université des Andes, María Fernanda Fitzgerald a reçu le Prix national du journalisme Simón Bolívar 2020. Boursière ICFJ (International Center For Journalists) et CIDH (Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme) en 2021. Elle est spécialisée dans la couverture des minorités, du genre, de la santé mentale et des droits de l'homme. Elle a bénéficié de la bourse Elipsis du British Council en 2017 et de la bourse du centre espagnol UniAndes en 2018.

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